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Le rite : un registre privilégié de l’activité religieuse ?

Lorsque la religion est envisagée non plus sous l’angle des modes de pensée et des discours mais sous l’angle de la pratique, c’est bien souvent le rituel qui vient à l’esprit comme registre privilégié de l’activité religieuse. Pourtant, il n’est pas difficile de montrer que rituel et pratique religieuse ne se recouvrent en fait que partiellement, dans la mesure où il existe des formes de pratique religieuse qui ne relève pas du rite, et réciproquement des rites qui ne sont pas religieux à proprement parler.

Ainsi, la pratique chrétienne de la charité, ou la pratique musulmane de l’aumône, peuvent-elles être considérées comme des pratiques religieuses lorsqu’elles sont mises en oeuvre par des chrétiens ou des musulmans dans un souci de fidélité aux normes religieuses qui sont les leurs. Ce sont là alors en effet des pratiques inspirées par un ethos qui, sans être rituelles, n’en sont pas moins religieuses.

Réciproquement, il est des actes que l’on peut qualifier de rituels sans qu’ils soient religieux. Historiquement, c’est d’abord à travers l’anthropologie de la religion que la question du rite s’est trouvée posée en anthropologie, et c’est incontestablement sur le terrain religieux qu’elle a connu ses problématisations les plus significatives.

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Comment croire aux ancêtres ?

Dans le Bénin méridional contemporain, croire en Dieu ou à l’activité des sorciers ou des défunts est une façon de penser quotidienne. Certes, on sait bien au Sud-Bénin que les esprits ne peuvent être appréhendés empiriquement comme peuvent l’être les animaux ou les autres hommes, mais l’évidence de leur existence est (re)produite au jour le jour par des interprétations largement partagées. On trouve ainsi au quotidien des attestations de leur existence et de leur action dans les décès inopinés, dans les maladies auxquelles la biomédecine des centres de santé ordinaires ne permet pas de trouver une solution satisfaisante, ou au contraire dans les guérisons inattendues, dans les heureux hasards qui font qu’on échappe « miraculeusement » à un accident, ou qu’on obtient un travail parmi une foule de postulants, etc. Mais de façon très ordinaire, on dit aussi, typiquement, dans la même région, que « personne n’est jamais allé làbas pour revenir et dire comment c’était ». S’il fallait résumer une telle attitude en une formule rapide, plutôt que « je sais bien mais quand même », je dirais que, au Sud-Bénin, bien des pratiquants des cultes « traditionnels », lorsqu’on sollicite leurs réflexions sur l’objet de leur croire, disent en substance « je ne sais pas mais c’est ça », reconnaissant d’abord les limites de leur savoir pour soutenir ensuite que tel et tel phénomènes montrent bien cependant que l’action des esprits dans le monde est indéniable.

Les ancêtres existent mais on ne les voit pas, on ne sait pas très bien comment ils agissent, on ne sait pas très bien pourquoi ils n’agissent pas toujours quand on a besoin d’eux, et on n’est pas tout à fait sûr que la façon dont on interagit avec eux au cours des rituels est la bonne. Ainsi, au Sud-Bénin comme dans l’Europe occidentale, les acteurs religieux sont bien conscients qu’on ne fait pas l’expérience de l’action des ancêtres ou de la Vierge comme celle de la pluie ou de la chute des corps. Il n’est pas moins vrai cependant que la reconnaissance de l’action d’esprits invisibles dans la vie des hommes est inégalement naturalisée dans le Sud-Bénin contemporain et dans l’Europe, et que l’existence des ancêtres n’est pas aussi problématique au Bénin qu’en Europe l’action de la Vierge ou la survie dans un au-delà et « la confiance en Dieu ». On a fait remarquer que la notion de croyance était saturée par les connotations disqualifiantes et les ambiguïtés théoriques, et elle est certainement loin d’être la seule notion de l’anthropologie dans ce cas. Mais on ne pourrait plus, dans un tel contexte, raisonnablement croire à la croyance. Nul ne décide vraiment, cependant, de la postérité des concepts, et mon souci ci-dessus était surtout de rappeler qu’on ne saurait jeter trop vite le bébé des logiques pratiques ou des dispositions intériorisées avec le bain des croyances.

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Sorcellerie et rationalité

Dans un livre devenu classique (Les mots, la mort, les sorts), Jeanne Favret-Saada a montré à partir d’une longue recherche menée dans le bocage normand, quelles étaient les formes de rationalité du discours et des pratiques de sorcellerie, et ce dans un monde où celles-ci cohabitaient depuis quelques générations déjà avec le discours rationaliste de la pensée scientifique.

Ainsi, Favret-Saada montre d’abord combien les folkloristes qui s’intéressent depuis le XIXe siècle en particulier aux ‘traditions’ paysannes, ont, dans le sillage des Lumières et de la valorisation de la Raison qu’elles ont porté, construit une perspective sur la sorcellerie dépeignant en fait celle-ci comme l’envers de la raison, et le monde paysan comme un monde de crédulité, le monde de ‘la foi du charbonnier’.

Le discours médical, et en particulier psychiatrique, sur le mal que les paysans rapportent à mots couverts comme étant d’origine sorcière, ne sera pas différent. D’une manière générale, dans ces deux discours, l’espace de la croyance dans la sorcellerie est un espace de relégation aux marges de la rationalité.

On se souvient que le discours de l’anthropologie évolutionniste considérait volontiers la pensée magique comme un stade antérieur de l’évolution par rapport à la pensée scientifique, une tradition de pensée qui trouvera encore certains défenseurs dans l’anthropologie du XXe siècle. Par extension, le Bocage normand devient évidemment un espace de relégation, un « lieu d’imbéciles » ou un « canton de la primitivité ». Elle insiste ainsi à juste titre sur les enjeux politiques toujours imbriqués à la question de la représentation du monde social.

Par opposition, Jeanne Favret-Saada invite à prendre au sérieux la sorcellerie, et à poser la question : qu’est-ce donc que les paysans cherchent à signifier, à dire, à « mettre en forme » à travers le langage de la sorcellerie ?

Lequel n’est précisément pas qu’un langage, au sens où ses effets sont bien réels. C’est là une tradition de pensée qui remonte au moins à Emile Durkheim, dans le sens où celui-ci, marquant sur ce point une rupture avec la tradition évolutionniste, invitait à ne pas considérer les religions comme « fausses », dans la mesure où elles étaient choses sociales, et où, notamment, elles produisaient des effets bien réels.

Jeanne Favret-Saada montre ainsi que la sorcellerie est susceptible de prendre le relais d’autres formes de causalité (‘pas de chance’, maladie, faute d’inattention, accident, etc.) lorsque le malheur se présente « en série ». C’est face à une telle accumulation du malheur que des proches commencent à suggérer que le mal pourrait être dû à l’activité néfaste d’un sorcier, qui est lui aussi toujours plutôt un proche (voisin mal intentionné, connaissance jalouse, etc.). S’il prend l’éventualité d’un ensorcellement au sérieux, l’envoûté est alors introduit auprès d’un ‘désorceleur’.

Le désenvoûteur est celui qui prend la question du sens du mal au sérieux, et embraye sur ce schème de pensée local qui suggère que la répétition du malheur provient du désir mauvais et des actions magiques néfastes d’un sorcier.

Le ‘sorcier’ est un « support logique » : il n’est pas nécessaire qu’un homme ou une femme ait effectivement cherché à nuire magiquement à un voisin ou à un proche pour que celui-ci se sente persécuté, ni pour qu’il y ait des accusations de sorcellerie.

Jeanne Favret- Saada s’intéresse au cas d’un homme, Jean Babin, qui se dit comme envoûté depuis une dizaine d’années au moins au moment où elle le rencontre. De forte stature, il a été le fils préféré de son père, et celui-ci lui a légué la ferme familiale. Peu avant la trentaine, il a aussi été accusé par un voisin d’être un sorcier, et rendu responsable des malheurs de celui-ci. Il aurait dès lors été victime de la magie offensive ou agressive du ‘désorceleur’ auquel ce voisin a eu recours. Cet épisode ébranle sa confiance dans ce registre de causalité, dans la mesure où il se sait innocent. Mais il se met peu de temps après à souffrir d’un eczéma purulent, et ses penchants alcooliques s’accentuent. Ce qui ne manque pas d’être interprété autour de lui comme l’effet de la magie offensive du désorceleur travaillant pour son voisin. Un prêtre guérit Jean de son eczéma l’année suivante, mais un an plus tard, Jean entre en conflit avec un voisin de l’exploitation de son père. Ce voisin lui laisse alors entendre que des années de misère se préparent. Une prédiction qui ne tarde pas à se réaliser, car le père de Jean meurt l’année suivante, Jean reprend la ferme à son compte un peu plus tard. Mais une série de maladies frappent son bétail. Il a un accident de travail qui le plonge un moment dans un coma et devient impuissant, et ce un petit mois avant son mariage avec la soeur de la femme de son frère, « un mariage de convenance ».

Il consulte un médecin pour son impuissance sexuelle, mais celui-ci échoue à trouver une solution. Jean se brouille avec sa mère, et s’enfonce dans l’alcoolisme. Les accidents se poursuivent, comme les pertes de bétail. Divers désorceleurs sont sollicités et échouent à rétablir la situation. En 1970, Jean Babin entre en psychiatrie pour une cure de désintoxication car, saoul, il a provoqué diverses bagarres dans des cafés. Il sortira de l’hôpital « désintoxiqué mais toujours impuissant ». L’année suivante, le psychiatre, consulté à nouveau, ne veut pas entendre parler de sorcellerie et fait comprendre à la femme de Jean que l’impuissance de son mari est due au manque d’amour qu’elle éprouve pour lui.

En 1971, Jeanne Favret-Saada suggère aux Babin de rencontrer une ‘désorceleuse’ qu’elle fréquente. Jean Babin n’acceptera jamais de la rencontrer, au contraire de sa femme se rendra plusieurs fois chez ‘Madame Flora’, sans succès. La conclusion à laquelle Favret-Saada aboutira finalement est que l’impuissance de Jean Babin provient en fait des difficultés qu’il a eues à « hériter l’héritage », pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, à se glisser dans le destin familial que ses parents avaient tracé pour lui. Il ne voulait pas vraiment de la ferme que son père voulait lui transmettre. Il aurait voulu devenir infirmier. Et il a été incité à épouser la soeur de sa belle-soeur sans l’avoir véritablement désirée. Et la non-consommation de son mariage apparaît comme une résistance à un destin tracé pour lui par d’autres.

On le voit, lorsqu’elles sont replacées dans toute l’épaisseur, ou dans toute la complexité, des configurations relationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent, lorsqu’elles sont replacées dans leurs conditions sociales de production, les « croyances » à la sorcellerie, comme les croyances religieuses en général, apparaissent en fait bien davantage comme pleines des raisons des acteurs sociaux, que comme « irrationnelles ».

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Sens religieux et sens commun

Geertz a livré en 1966 une définition de la religion qui aura une certaine influence. Il soutient ainsi qu’une religion est :

« Un système de symboles qui agit de manière à établir des états affectifs et des motivations puissants, profonds et durables en formulant des conceptions d’un ordre général sur l’existence

et en revêtant ces conceptions d’une telle aura de factualité que les états affectifs et les motivations semblent singulièrement réalistes. »

Une idée essentielle que défend Geertz réside dans la boucle de renforcement mutuel qui existe dans sa perspective entre d’une part croyances proprement religieuses, et d’autre part dispositions morales, affectives, et même esthétiques.

On a ici une conception de la religion comme matrice de socialisation productrice d’une vision du monde et d’un ethos (= ensemble de dispositions morales), de dispositions et d’une sensibilité morale, quelle que soit la morale en question d’ailleurs. Les croyances religieuses sont supportées, renforcées par « des sentiments moraux et esthétiques profondément ressentis ». Ainsi, un style de vie est en quelque sorte placé en perspective métaphysique et encouragé par des croyances religieuses qui le supportent, tout en étant elles-mêmes renforcées par des dispositions morales à l’égard du monde.

Pour Geertz, la stabilité et la pérennité des religions découle du fait que les religions qui « réussissent » parviennent précisément à établir une boucle de renforcement, cad une dynamique de renforcement mutuel, entre vision du monde et ethos, entre une compréhension générale du monde d’une part, et des normes et une sensibilité morale d’autre part. L’expérience religieuse se déploie ainsi essentiellement sur trois registres : cognitif (représentations de l’ordre du monde et de l’ordre ‘cosmique’), moral (normes intériorisées), affectif (sensibilité, dispositions émotionnelles). Ainsi, Geertz souligne aussi que les dispositions ont une qualité ou une tonalité émotionnelle et morale, qu’un ethos, c’est aussi une disposition à éprouver, un état d’esprit coloré émotionnellement.

En donnant du sens au monde et à l’existence, les religions évitent ainsi l’incompréhension face au monde, et aussi face au mal, qui est une chose à laquelle l’homme ne sait pas vraiment s’adapter. Ainsi, les religions permettent de lutter contre « l’anxiété métaphysique » de l’humanité, en offrant des réponses à la question du mal, de la mort, du sens du monde. Il souligne combien de fois il a été frappé par le fait que ses interlocuteurs, sur le terrain, pouvaient hésiter entre différentes causes d’un malheur auxquelles ils pouvaient n’avoir qu’un « attachement minimal » en les énonçant, étant prêts à changer d’interprétation. Ils n’étaient pas prêts pour autant à laisser un phénomène inexpliqué.

La religion donne sens au monde et au mal. Et Geertz insiste sur le fait que la question morale et du sens du mal est aussi présente dans les religions « soi-disant primitives » que dans les « soidisant civilisées ».

Mais Geertz souligne aussi que la perspective religieuse n’est jamais d’ailleurs qu’un système d’appréhension du monde qui cohabite avec les inductions ou les inférences sur le monde qui sont issues de l’expérience ordinaire et du savoir de sens commun.

Geertz souligne ainsi que les « évidences » religieuses d’une époque coexistent toujours parallèlement à d’autres formes de savoirs et de connaissances, et ce même s’ils peuvent former des horizons d’attente profondément ‘naturels’ pour ceux qui y adhèrent.

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Clifford Geertz

Clifford Geertz (1926-2006) a déployé, essentiellement à partir des années 1960, un ensemble de travaux qui ont exercé une influence majeure sur l’anthropologie des dernières décennies. L’oeuvre de Geertz est très connue pour avoir problématisé la question de la nature des descriptions en anthropologie, et d’une manière plus générale la nature des savoirs et du projet de connaissance en anthropologie. Pour Geertz les anthropologues soient aussi « des auteurs », ce qui a évidemment des conséquences importantes sur ce que peut être « l’objectivité » en anthropologie, et plus largement en sciences sociales. Il n’implique pas cependant que les écrits anthropologiques doivent être considérés comme des fictions pures et simples. Cela a par contre pour conséquence que les anthropologues sont invités, dans le processus d’écriture et de restitution de leur travail, à intégrer leur relation au terrain dans l’analyse, et à expliciter les voies de leur enquête, à expliciter, en d’autres termes, les conditions de production de leurs « données »

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Croire

Croire et croyance sont des termes bien trop simples pour dire la complexité de tout ce qui fait les attachements religieux. Parler de religion comme de simples «croyances» risque de ramener à la question du vrai et du faux.

Une problématisation de la religion en termes de croyances, en insistant sur la dimension cognitive du fait religieux (ce en quoi il correspond à des contenus de conscience, à des représentations), peut aussi occulter les dimensions à la fois pratiques et émotionnelles de la religion (ce en quoi elle correspond aussi à des formes d’action et à des affects. La notion de croyance n’existe pas dans toutes les langues de la même façon

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