Introduction : un vieil objet de l’anthropologie
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Ce sont d’abord des problématisations de type évolutionniste qui ont constitué les premiers cadres théoriques. La réflexion d’Edward Burnett Tylor occupe probablement dans ce domaine une place privilégiée, en raison de l’ampleur de l’influence qu’elle a exercée.
Renversant la perspective dans laquelle il avait été élevé en tant que chrétien, Tylor souligne avec force que la religion ne découle pas d’une forme de révélation mais des efforts des hommes pour comprendre le monde. Son insistance sur la fonction explicative de la religion, sur sa dimension intellectuelle, a mené à qualifier son approche de perspective intellectualiste sur la religion. Pour Tylor, les critères minimaux sur lesquels repose une religion sont la croyance en des êtres spirituels et l’existence d’un culte s’y rapportant.
Evolutionniste, Tylor suggérera que la forme la plus primitive de la religion est l’animisme. L’animisme est une « théologie sauvage », qui attribue une âme à l’ensemble des êtres vivants, animaux et végétaux. Il trouve son origine dans l’expérience du retour des morts dans les rêves, expérience ayant mené les « primitifs » à la conclusion qu’il existe une âme distincte du corps : le rêve a été considéré comme une manifestation des défunts, lesquels pouvaient donc encore se manifester même après l’arrêt de la vie du corps. Les esprits des défunts forment dès lors les premiers esprits reconnus par les animistes primitifs. Et le culte de ceux-ci la forme primordiale du culte religieux.
Tylor cherche à montrer que la religion est ancrée dans des conclusions erronées, et découle en fait d’erreurs fondatrices. Le monothéisme est en effet replacé par Tylor dans la perspective générale de l’évolution religieuse, et donc lui aussi ancré dans l’erreur originelle. Pour lui, le sens de l’évolution culturelle va d’ailleurs vers un rétrécissement de la compréhension religieuse au bénéfice d’une compréhension scientifique de celui-ci. En fait, la lutte entre science et religion qui faisait rage à l’époque est d’une certaine manière théorisée par Tylor à son propre avantage, comme le sens même de l’évolution culturelle.
Une autre réflexion fondatrice est issue des travaux d’Emile Durkheim (1858-1917). La sociologie est pour lui la discipline scientifique chargée de la synthèse entre les différentes sciences sociales. Durkheim se positionne d’ailleurs explicitement par rapport à toute une série de travaux anthropologiques, et son héritage concerne en fait pleinement l’ensemble des sciences sociales.
Si le travail de Durkheim n’est pas pleinement un évolutionniste au sens classique. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim étudie les systèmes totémiques des Aborigènes australiens. Les « formes élémentaires » du fait religieux que le totémisme aborigène donne à voir ne sont pas intéressantes parce qu’elles ouvrent à la compréhension de «survivances » dans des sociétés plus évoluées, mais au contraire parce que tout est déjà là, parce qu’elles permettent d’accéder plus directement à l’essentiel du phénomène religieux. La réalité des sociétés « simples » constitue une sorte d’épure (=dessin à grande échelle) de la vie religieuse en général, et elle éclaire pleinement la religion dans son ensemble. En fait, cette réalité « archaïque » éclaire pleinement la « nature religieuse de l’homme », cet « aspect essentiel et permanent de l’humanité ».
Pour Durkheim, à l’inverse de Tylor, la religion ne constitue pas une erreur originelle, c’est pour lui « un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu durer ». Et Durkheim de soutenir ainsi qu’il « n’y a pas, au fond, de religions qui soient fausses », toutes étant « vraies à leur façon ». La religion est d’abord un fait social produit par certaines conditions d’existence, avant d’être vraie ou fausse.
Pour Durkheim, la religion n’a pas pour objet le culte d’esprits, et la croyance en des esprits n’est pas nécessaire pour qu’il y ait religion. Pour lui, la religion repose sur la reconnaissance d’un sacré : « la division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ».
Durkheim souligne toute l’importance des rites, de la pratique religieuse, en tant qu’elle est capable de générer de l’adhésion. Le culte, la pratique religieuse est un moyen à travers lequel la foi de « se crée et se recrée périodiquement », qu’il s’agisse de grands rituels collectifs ou de pratiques rituelles plus individuelles.
Le fondement de la religion est donc à chercher dans l’« expérience spécifique » du culte religieux et de la pratique rituelle, car à travers le sacré, c’est à elle-même que la société rend un culte, sous la forme transfigurée de ses dieux ou du contenu que prend le sacré, d’une manière plus générale. La religion est donc pour Durkheim au plus haut point une chose sociale : « les forces religieuses sont donc des forces humaines, des forces morales ». Si les réflexions de Tylor et Durkheim présentent le point commun essentiel de reconnaître la religion comme un phénomène pleinement humain, elles diffèrent cependant sur des points essentiels.
Tylor place à la croyance en des esprits au coeur de sa définition minimale de la religion, alors que Durkheim suggère que l’existence de « choses sacrées » (patrie, cause ou idéal politique) suffit pour qu’on puisse parler de religion. Là où Tylor défend un point de vue intellectualiste qui soutient que la religion est d’abord une tentative intellectuelle de rendre compte de l’ordre du monde, Durkheim place d’emblée la question du culte et de l’expérience religieuse (et en particulier de l’expérience religieuse collective) au centre des débats.
Et Tylor considère que la religion est fondamentalement ancrée dans une erreur de perspective, alors que Durkheim lui s’efforce de se placer au-delà de la question du vrai et du faux pour souligner qu’il n’y a pas de choses sociales qui soient à proprement parler « fausses », dans la mesure où les représentations collectives sont susceptibles d’avoir des effets bien réels.